Joël Rubinfeld: «Ce conflit ne doit pas arriver dans nos rues!»

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A l’heure où l’on craint des échauffourées à chaque nouvelle manifestation propalestinienne, et alors que nous sommes soumis à des images atroces en provenance de Gaza, Joël Rubinfeld, président de la Ligue belge contre l’antisémitisme (LBCA), nous a accordé une interview exclusive sur le réveil de l’antisémitisme en Belgique.

M... Belgique — Était-ce bien nécessaire de créer une ligue contre l’antisémitisme ?

Joël Rubinfeld — Il y a une résurgence très préoccupante de l’antisémitisme. Ça a commencé en 2000 (2e Intifada) avec la diffusion des images de la mort de Mohammed Al-Durah [enfant tué dans la bande de Gaza NDLR]. L’armée israélienne a été accusée à tort, mais le mal était fait. Deux jours après, un rabbin me dit qu’il a été agressé dans la rue. Ça s’est reproduit chaque semaine pendant plus d’un an: insultes, crachats, jets de pierres sur lui et sa famille, etc. Ça rappelait les années 30-40. Depuis, on n’est jamais revenu à la situation pré-2000.

Mais était-il nécessaire de créer une ligue uniquement contre l’antisémitisme?

Le nombre de signalements que nous avons reçus depuis la création de la LBCA le démontre. En 2013, dans un sondage sur l’antisémitisme réalisé par l’Union européenne, 28% des Juifs interrogés en Belgique disaient avoir été victimes d’harcèlement, d’agression verbale ou physique. Une autre étude en 2011 du sociologue Mark Elchardus indiquait que, parmi les jeunes, 10% des Bruxellois «autochtones» sont antisémites. Mais chez les Bruxellois musulmans, c’est 50%. Donc, quelque 30% de jeunes Bruxellois sont antisémites. On peut vivre avec 5% de racistes ou d’antisémites. Mais quand c’est un jeune sur trois…

Est-ce qu’il n’y a pas une responsabilité d’Israël qui fustige toute critique?

La critique de la politique d’un État quel qu’il soit est un droit des plus légitimes. Critiquer la politique d’Israël n’est pas antisémite. Mais il y a une limite. A Gaza par exemple, le Hamas est un régime antisémite.

C’est une accusation grave.

Il suffit bêtement de lire la charte du Hamas pour s’en rendre compte. L’article 32 fait référence au Protocole des Sages de Sion, le livre de chevet d’Adolf Hitler. L’article 22, lui, explique que les francs-maçons font partie du projet sioniste qui ambitionnerait de détruire le monde…

Étrange… ça ressemble très fort à ce que dit Dieudonné…

En effet. Mais ce qui m’inquiète plus encore, c’est lorsque des politiciens reprennent son discours. Par exemple, passer sous silence les roquettes du Hamas, ou n’évoquer que le nombre de victimes palestiniennes. Attention, chaque victime civile est à déplorer: c’est un drame! Mais côté israélien, ils développent leurs capacités militaires pour protéger les civils israéliens. Le Hamas, lui, utilise les civils palestiniens pour protéger ses armements. Même sur la chaîne du Fatah, ont voit dans des émissions jeunesse des enfants dire que leur objectif, c’est de tuer des Juifs!

Mais en Israël, Jacques Kupfer, président d’honneur du Likoud mondial, a écrit «dans la bande de Gaza, je ne vois pas de civils innocents mais des ennemis à éliminer […] nous devons raser Gaza [qui] doit devenir un champ de ruines d’où ne peuvent sortir que des gémissements.» C’est xénophobe, non?

A l’évidence. Le racisme est une donnée universelle. On le retrouve aussi en Israël. Mais l’antisémitisme est érigé en doctrine d’État côté Hamas. Les propos de Jacques Kupfer, eux, sont marginalisés, et condamnés par l’écrasante majorité de la population israélienne.

Quand même, il s’agit du Likoud mondial. Si par exemple quelqu’un du «CDH mondial» tenait de tels propos, il y aurait un tollé!

Je n’en suis pas si sûr… Quand Jamal Ikazban a traité Claude Moniquet «d’ordure sioniste», non seulement, il n’y a pas eu de sanctions, mais chez Pascal Vrebos, Laurette Onkelinx — peu convaincante — a dit de lui: «Jamal Ikazban est quelqu’un de remarquable, il porte les valeurs du PS»…

Est-ce qu’il n’est pas improductif de fustiger les gens qui manifestent contre les actions israéliennes en disant: «vous êtes antisémites».

Qualifier tous ces manifestants d’antisémites est stupide et injuste. Manifester, c’est un des droits fondamentaux de la démocratie. Mais quand on crie «Mort aux Juifs», on sort du cadre démocratique. Quand on course quelqu’un et qu’on le tabasse parce qu’on pense qu’il est juif, à une autre époque, on appelait cela un pogrom!

On devrait cesser l’amalgame entre Arabes et Juifs de là-bas et d’ici?

Je pense que ce conflit israélo-arabe est un prétexte. Je pense même que, dans une certaine mesure, l’antisémitisme exprimé lors de ces manifs est un prétexte. Ce qu’il y a derrière, c’est l’émergence d’un nouveau totalitarisme, islamiste, qui s’attaque au maillon le plus fragile de la société belge: les Juifs, petite communauté très pacifique. Ces néototalitaires sont en train de tester la démocratie belge. Et s’ils arrivent à faire fuir les Belges juifs, ils ne s’arrêteront pas là. Il faut savoir que les premières victimes de ce totalitarisme, numériquement, et de très loin, ce sont les musulmans. J’ai aussi peur qu’on en arrive à un affrontement entre la mouvance islamiste et la «résistance belge» qui s’incarnerait dans l’extrême droite. Or, on ne guérit pas la peste avec le choléra, on meurt des deux. Si on veut sincèrement traiter le problème de l’antisémitisme, les visites à Auschwitz ne suffisent pas. On doit réexaminer en profondeur le conflit israélo-arabe. […] Dans l’absolu, nous n’avons pas à importer ce conflit. On peut évidemment en parler, avoir une opinion. Mais regardez la tentative d’attaque de la synagogue de Sarcelles! Quel rapport avec Gaza? Si on faisait pareil avec des mosquées, je descendrais dans la rue pour le condamner, et en tête de cortège!

À propos des dérapages en marge de ces manifestations, la gauche a-t-elle une responsabilité?

Dans tous les partis, on trouve des gens très sensibilisés à la question de l’antisémitisme. Mais il faut reconnaître que c’est surtout à gauche et à l’extrême gauche que, volens nolens, certains participent à la banalisation de l’antisémitisme contemporain. L’antisémitisme est un virus, et comme tout virus, il mute. Après l’antijudaïsme chrétien puis l’antisémitisme génétique, c’est devenu l’antisionisme. Ni religieux, ni racial mais territorial.

On peut critiquer Israël, mais l’antisionisme est de l’antisémitisme?

Mais le sionisme, c’est simplement le droit à l’autodétermination du peuple juif sur sa terre ancestrale. Être antisioniste, c’est nier à Israël le droit d’exister!

Alors, quelle est la frontière entre la critique d’Israël et l’antisionisme?

Elle a été tracée par les «3 D» de Natan Sharansky : Diabolisation (affirmer par exemple qu’Israël est un État nazi, ce qui est le mal absolu en Europe), Délégitimation (considérer qu’Israël n’a pas le droit d’exister), Double standard (quand seul Israël est systématiquement soumis à la critique). Exemple: au Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU, les 3/4 des résolutions concernent Israël! Ça aussi, c’est une forme d’antisémitisme…

Un certain nombre d’intellectuels juifs affirment que l’antisémitisme et l’islamophobie ne sont pas à mettre sur le même pied…

Je préfère parler de racisme antimusulman (le mot islamophobie a été récupéré par Khomeiny pour empêcher toute critique de l’islam, or, chaque religion doit pouvoir être critiquée) et bien entendu qu’il existe. Il suffit d’être dans un avion pour s’en rendre compte: si deux ou trois jeunes «de type maghrébin» un peu baraqués et mal rasés entrent, certains passagers croient leur dernière heure arrivée… Quand on postule pour un emploi, Abdel va parfois être traité différemment de Thomas…

Il n’y a donc pas de différence?

C’est la même pulsion, mais elle se décline différemment: il n’y a pas de manif antimusulmane en Belgique, pas d’attentats contre les mosquées. Le racisme antimusulman se traduit surtout à l’embauche, pour louer un appartement, etc. Contre les Juifs, ça s’exprime dans la violence. L’autre différence, et je ne veux surtout pas généraliser, c’est que certains Juifs sont victimes de certains musulmans, qui sont eux aussi issus d’une minorité. Or, les offices de lutte contre le racisme sont habitués à traiter des attaques venant d’une majorité. Ils sont donc peu ou mal préparés à ce cas de figure. Or, il y a urgence. Il y a une profonde inquiétude dans la communauté juive. Certains ne portent plus l’étoile de David au cou, d’autres ne mettent plus la kippa. Il y a eu tellement d’agressions antisémites à la station Lemonnier que la direction de l’école juive toute proche a interdit à ses élèves d’y prendre le métro… Ce que j’espère, c’est que toute la population belge se lève et dise: «Nous n’acceptons pas que nos compatriotes, parce qu’ils sont juifs, soient insultés ¡ no pasaran !» Frantz Fanon, tiers-mondiste, anticolonialiste et noir, disait «Quand on dit du mal des Juifs, tends l’oreille, parce qu’on parle de toi». Il s’adressait à des Noirs. Il en va de même pour le combat contre les néototalitaires qui ont pris les Juifs comme première cible.

Il y a un espoir d’amélioration?

Oui. D’abord, on reçoit énormément de messages commençant par «Je ne suis pas juif». Ce sont des personnes révoltées par le fait qu’on puisse s’en prendre à des Belges parce qu’ils sont juifs. Ensuite, j’ai été invité il y a quelques jours à briser le jeûne du Ramadan avec 400 personnes de la communauté belgo-marocaine. L’accueil était très chaleureux — ma mère est d’origine marocaine, alors, je me retrouvais là un peu en famille. Les discours rappelaient tout ce qui réunit Juifs et musulmans. Hélas, certains insistent sur ce qui nous divise: par exemple, l’organisateur de la prochaine manif «propalestinienne» a reproché à ceux qui m’avaient invité d’avoir accueilli «un escroc sioniste»! Moi, j’étais très content d’être avec mes cousins musulmans.

Donc, vous prêchez pour plus de relations intercommunautaires?

Oui. Ma mère est du Maroc et mon père, d’Autriche. À la maison, j’ai vécu le miniclash des civilisations. Mais c’était très enrichissant. Il devrait en aller de même pour les Juifs et les musulmans qui apportent à la Belgique ce qu’ils ont de meilleur dans leurs cultures respectives.

PROPOS RECUEILLIS PAR MARCEL SEL